L’aube, le meilleur moment de la journée. La lumière point à peine lorsque je me réveille. Elle m’appelle délicatement comme pour me dire : « Viens voir mon ambassadeur se lever. » Je sors de mon lit grinçant, j’enfile un pantalon, un t-shirt qui traine sur le carrelage froid du salon, cherche ma paire de sandales et me décide finalement pour celles de Marco. Derrière la porte, c’est encore le calme. Seuls les oiseaux les plus matinaux entament leurs premières notes, s’échauffent la voix pour une belle journée d’opéra. Bientôt, hommes et femmes investiront les champs d’oliviers de l’autre côté de la piste, et leurs rires égailleront cette matinée. Pour l’instant, tout est encore gris, comme le fond de mes pensées fixées sur un rêve nostalgique que je ne parviens pas à accrocher. Il fait frais ce matin, un petit air agréable et prometteur me fait frissonner alors que je regarde vers l’est, là où la couleur commence à apparaître. Une fine bande de nuages orangée vient crever la grisaille, le chant des oiseaux redouble comme pour le faire sortir de sa longue léthargie. Alors il apparait, tout petit point jaune de derrière la colline d’abord, puis demi-cercle aux contours imprécis. Déjà, il devient trop éblouissant pour mes yeux. Je détourne le regard, prends une grande inspiration, refoule minutieusement chaque pensée négative le plus loin possible de la frontière de mon conscient : une nouvelle journée d’escalade commence à Rocklands.
Tour à tour, les autres se lèvent. Mattéo aurait été le premier s’il n’était pas déjà retourné à Nice. On n’a pas tous la chance de pouvoir prendre un mois de congés. Alors c’est Marco et Flavia qui s’activent. Mon couple d’italiens préféré. Les discrets mais attentionnés. Les passionnants mais un peu secrets. La cafetière pousse déjà ses borborygmes lorsqu’ils sortent de leur petite chambre, le regard de Marco déjà vif de celui qui est éveillé depuis un moment, celui de Flavia moins gaillard et l’air de me demander : « Tu es debout depuis combien de temps déjà ? » Deux cafés et un peu de bruit plus loin, c’est Bérenger qui sort de sa chambre qu’il partage avec Ben. Ben, il en faudra plus pour le sortir du lit. Pour lui, une journée ne commence pas avant 9h en vacances. Je l’envie un peu. Alors on essaie de respecter les rythmes les uns des autres. On se prépare doucement, on pense à nos projets en cours, ce magnifique passage dans lequel je suis tombé hier et que je sens que je vais plier aujourd’hui. Nous examinons nos doigts pour le bilan matinal, le reste de peau au bout de nos phalanges, localisons attentivement chaque douleur articulaire apparue après ce court repos et analysons chacun de nos muscles, encore noueux de la veille mais prêts à repousser une fois de plus des limites de douleur. Même Flavia semble se prendre au jeu de la performance et se demande quel 6b tombera sous ses mains déjà bien abimées. C’est amusant de voir comment chacun appréhende son escalade de façon différente. De celui qui papillonne de bloc en bloc, sans intérêt aucun pour la cotation et ne s’arrêtant juste parce qu’une ligne lui plaît, à celui qui choisit son projet, le passage extrême dans lequel il s’acharnera des journées entières jusqu’à la réussite. Personnellement, je pense me situer entre ces deux attitudes. J’aime visiter et je ne considère pas les 6a uniquement comme de la chauffe. Mais j’aime également la performance car elle maintient le cap et la motivation au bon endroit. Je n’ai pas la patience, l’engagement et la volonté d’un Marco ou d’un Ben, qui tient pour moi à de l’entêtement, face à un mouvement qui semble en premier lieu impossible. Je sais pourtant que c’est la clé de la vraie performance, mais aussi celle d’un certain désespoir en cas d’échec. Il faut une certaine force mentale pour accepter d’échouer là où l’on s’est beaucoup investi. La garantie de la réussite n’existe pas en escalade. Qui est donc le stupide qui a établi que la grimpe devait être binaire ? Réussite = 1 ; échec = 0. Pourquoi les étapes intermédiaires de la progression n’ont-elles aucune valeur à part pour nous-mêmes ? « Aujourd’hui, j’ai atteint telle prise, j’ai eu une meilleure sensation sous le pied gauche, la position de mes épaules m’a semblé meilleure… » Non, seule la croix compte pour la communauté. L’enchainement pur et simple d’une séquence de mouvements visant à atteindre le sommet, qu’il soit de 2m ou de 1000m, avec quelques variantes de moyens et d’éthique cependant. Conquérants de l’inutile il disait.
Ben s’est enfin levé. Il a pris rapidement son petit déjeuner et jette finalement son sac dans l’une de nos deux voitures pleines à craquer de pads de toutes tailles. Le secteur a été décidé, les moteurs s’activent et rejettent leur gaz d’échappement, nous partons grimper à Roadside. C’est le secteur le plus caractéristique de Rocklands, et celui qui m’arrange pour raconter ma petite histoire. Depuis notre maison à l’entrée de De Pakhuys, nous retournons sur la route qui relie Clanwilliam à Calvinia et remontons le col, « the pass » comme on l’appelle ici. De part et d’autre de la route, les stigmates de l’incendie ayant eu lieu quelques mois auparavant sont flagrants. Le paysage est triste, sombre, calciné. Il est encore trop tôt pour que la nouvelle génération de végétaux ait eu le temps de reconquérir le sol. Les rares touffes vertes semblent porter le deuil d’un paysage nu et dévasté, à qui il faudra plusieurs années pour reprendre son allure d’antan. La nature à la merci de la violence d’un coup de foudre.
Nous arrivons au parking, non sans au préalable être allés payer notre droit d’entrée au Cederberg Wilderness Area à notre cher « Permit man », l’homme qui apparait de nulle part. Je paie, donc je suis. La vérité universelle. En règle avec CapeNature, nous attaquons la marche d’approche d’une demi-heure sur cette piste que nous commençons à bien connaître. Toujours ces terres brûlées. De ci de là, quelques arbres semblent avoir résisté à la fournaise, les feuilles roussies et les troncs noircis. Devant nous, l’immensité minérale. Du caillou à perte de vue. Le nom du lieu prend tout son sens. Et tous les incendies du monde ne sauraient calmer l’excitation qui nous prend, nous grimpeurs, à l’approche d’un terrain de jeu pareil. Des blocs de grès de toutes tailles peuplent les collines alentour. Exactement comme sur les photos que nous ne cessions de regarder juste avant de partir, la verdure en moins.
Bientôt, s’élève de la plaine le mythique « Question of balance boulder », ce pavé où toutes les faces sont déversantes et présentent des lignes grimpables, du 6b+ au 8c. Chaque journée d’un bloqueur commence par un peu d’exploration. Même si cela fait plusieurs fois que nous venons à ce secteur, nous ne pouvons nous empêcher de fureter derrière les coins, regarder un problème repéré la veille sur le topo, admirer la ligne magnifique du projet qui nous tient à cœur, tout ça pour faire monter un peu plus l’excitation. Finalement, nous jetons les pads au pied d’un bloc et enfilons nos chaussons. C’est parti pour la chauffe.
A Rocklands, il n’est jamais très compliqué de se chauffer. Les blocs faciles ne manquent pas. Le grès est tellement sculpté qu’il donne une silhouette fantasmagorique au paysage crépusculaire. Ici un dragon, un éléphant, un visage, la dernière licorne… Pour l’heure, qu’importent les formes, seules les sensations comptent. Celles que l’on a sous les doigts en posant la main, sur une préhension, en serrant les doigts sur une arquée, sous la gomme en testant l’adhérence de la XS-Grip. Et des les premiers mouvements, le verdict tombe : ça colle aujourd’hui ! Les chaleurs écrasantes des jours précédents ont été refoulées par une petite brise fraîche et agréable. Mai n’est certainement pas le meilleur mois pour grimper ici. Mieux vaut attendre l’hiver pour espérer des températures plus intéressantes pour notre activité. et une adhérence optimum. Puisque finalement, le facteur le plus limitant lorsque l’on part en trip de bloc reste toujours le même : la peau. Et lorsqu’il fait un peu trop chaud, la gestion de celle-ci devient primordiale : éviter de taper des essais à répétition à serrer une règle infâme, réserver les jours les plus chauds pour les jours de repos, patienter aux heures les plus chaudes de la journée, adapter les préhensions à son seuil de tolérance à la douleur… Oui, plus il fait chaud, plus ça fait mal ! Cependant, mai offre deux avantages : peu de pluie et peu de monde ! Il aura fallu attendre les trois derniers jours du trip pour se retrouver à plusieurs groupes sur un secteur alors que différentes sources nous ont assurées que le site devient une fourmilière en saison. Difficile à croire quand on regarde autour de nous : personne à l’horizon. Un calme absolu. L’extase. Au bout du compte, ça en devient socialement frustrant. Les babouins, s’ils font de très bons adversaires de grimpe, ne sont pas de bons partenaires de conversation.
Une heure plus tard, les pads s’entassent aux pieds des différents projets du jour. Et les essais commencent. Echecs, réussites, frustrations, compétition, éclats de voix, de rire. Notre seul adversaire : la gravité. Une journée d’escalade parmi tant d’autres, l’esprit concentré sur le geste, sur le mouvement, la recherche de l’instant où tout converge vers une sensation parfaite, estompant toute autre réalité, le lieu où l’on se trouve, les cris encourageants de nos pareurs. Notre drogue à nous, cet instant fugace qui s’achève dès l’instant où, à cause d’une zipette, nos pieds retouchent le pad ou lorsque nos mains saisissent le bac final accompagnées par un cri bestial venant du fond de nos tripes, libéré d’un coup par un flux d’émotions intensément puissant. Conquérants de l’inutile, vraiment ? Pas si sûr. Peut-être simplement la recherche d’un plaisir qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, seul un bout de caillou peut nous apporter. Ce plaisir à qui nous avons dédié nos âmes, nous les passionnés, nous qui nous sommes laissés prendre au piège d’un jeu qui nous en demande tant. Parfois, je me dis que nous entretenons avec le rocher la même relation que nous aurions avec une belle femme jalouse et exclusive. Elle te demande ton ton temps, elle capte tes attentions et te rappelle à l’ordre dès que tut t’éloignes. Mais tu as besoin d’elle pour ce qu’elle t’apporte ce que personne d’autre ne peut : piégé !
La journée se poursuit gentiment jusqu’à la tombée de la nuit. Les derniers essais acharnés se déroulent sous la lumière blanche de nos lampes frontales. Mais si la volonté est toujours présente, l’énergie a faibli et c’est avec résignation que nous finissons par ranger notre matériel. Un dernier regard vers la prise qui nous a coûté la victoire dans ce dernier passage, la promesse non dite d’une revanche un jour prochain et nous prenons le chemin du retour. La journée a été bonne pour tout le monde. Mes camarades ne peuvent s’empêcher de communiquer leur bonne humeur, décuplée par la perspective d’une Castle bien fraîche qui nous attend à la maison, à déguster en dissertant sur la différence entre les étoiles des deux hémisphères et des histoires de fourmis qui, si elles ne devaient pas hiberner, gouverneraient le monde. Je m’écarte un peu du groupe pour apprécier un peu la solitude de la nuit, me cacher dans l’obscurité partielle de cette nuit étoilée. J’observe la voie lactée, cherche avec amusement la silhouette la plus incroyable que mon imagination puisse créer, jouant avec ce contre crépuscule qui rosit le ciel à l’ouest. En cet instant, je prends la dimension du lieu où je me trouve, à des milliers de kilomètres de toute préoccupation, entouré de gens que j’apprécie et qui me sont liés par une passion commune. Et là, je cours pour les rattraper. Ben parle encore de comment il a serré cette prise après l’avoir attrapée à bout de doigts, Boul comment il a eu peur en parant Marco lorsqu’il est tombé du haut de ce bloc. C’est futile, mais ça me plait. Et le mieux dans tout ça, c’est que demain, nous recommençons.